« Critique / Petit Pierre », La Terrasse

Selon les canons de nos sociétés classificatrices, on ne pouvait guère imaginer quelqu’un d’aussi étrangement difforme que Pierre Avezard, qui ait autant réussi en tant qu’inventeur dans l’accomplissement de son art « brut ». Il passe quarante ans de sa vie à concevoir et à fabriquer un manège d’une singulière beauté à la mécanique complexe, un mystère. Ce petit manège insolite est installé à La Fabuloserie, le musée d’art brut de Dicy. Durant sa traversée rustique du siècle - crises économiques et guerres -, Petit Pierre fait l’apprentissage sans le savoir des techniques nouvelles qui font leur chemin, observant de près l’apparition des avions, des automobiles, de l’électricité. Enfant, on l’appelle « Tête de vipère ». Jeune homme, on lui donne le métier des innocents : il aime garder les vaches, voilà l’univers de Petit Pierre de Suzanne Lebeau. L’occasion pour la metteuse en scène et comédienne Maud Hufnagel, de découper dans des plaques d’alu offset, des ombres colorées et des silhouettes aimantées de vaches, de moutons, de garçons de ferme vivement inscrits dans leur salle à manger ou leur dortoir.

L’Histoire suit son cours avec ses années terribles, et Petit Pierre apprend à semer, à sarcler, à faucher, à récolter. Protégé par sa surdité, il n’entend pas les nouvelles, mais il ramasse, il récupère ce qui traîne dans les champs. « Tout ce qui bouge sur pattes ou sur roues » le fascine, il passe son temps à en décortiquer la mécanique ou le mouvement pour les reproduire. Il admire les belles voitures sans chevaux, il colle l’oreille à la radio, il découvre une aile d’avion tombée par hasard sur son territoire. Avec ses ciseaux et son couteau, il fait le mobile et l’immobile, il installe un fil, il pédale et vole l’avion miniature, et les poules mécaniques picorent. L’électricité remplace bientôt le pédalier. De Paris, il revient avec une Tour Eiffel dans la tête qu’il installe au milieu de ses vaches comme un acacia. Le manège est prêt, avec une lune sur la Tour. Les visiteurs du lieu reconnaissent le siècle « en pièces détachées ». Le spectacle intense imaginé par la conteuse et interprète Maud Hufnagel est infiniment tendre et ludique, rassemblant au fur et à mesure de la narration, les objets symboles de la vie de ce prodige, s’amusant des ombres, des écrans, des couleurs et des témoignages historiques. Et le manège onirique du scénographe Petit Pierre tourne radieusement à n’en plus finir. Un joyau sous des yeux émerveillés.

par Véronique Hotte, La Terrasse, n° 146, mars 2007