« Il tourne, il tourne, le manège de Petit Pierre », Le Monde

Il n’en finit plus de tourner, le manège de Petit Pierre, depuis la création de ce spectacle unique, en février 2007, à Sartrouville (Yvelynes), dans le cadre d’« Odyssée 78 », la biennale de théâtre pour la jeunesse. Après s’être posé dans nombre de villes et de villages (quatre cents représentations déjà), le voilà aujourd’hui au Théâtre de l’Est parisien (TEP), où, à nouveau, il touche au coeur aussi bien les adultes que les enfants, avant de repartir une fois encore sur les routes de France.

Unique, Petit Pierre l’est autant par l’histoire qu’il raconte que par la manière de la raconter. Cette histoire, c’est celle de Pierre Avezard, né le 30 décembre 1909 à Vienne-en-Val (Loiret). A la naissance, c’est un bébé qui, comme qui dirait, est tombé dans la caisse à outils : il n’a pas les yeux à la place des yeux, pas d’oreilles, son visage est tout de travers, il n’entend quasiment pas, y voit à peine mieux.

C’est cet homme, pourtant, qui, des années plus tard, devenu garçon vacher, va construire un joyau d’art brut que l’on peut voir aujourd’hui encore à la Fabuloserie, le musée de Dicy, dans l’Yonne : le manège de Petit Pierre, qui fait tourner sur son carrousel enchanteur des figurines découpées dans la tôle, d’une poésie inouïe. Des petits hommes pédalant sur leurs bicyclettes ou conduisant leurs tracteurs, des vaches volantes, des avions, des trains, des tanks, des téléphériques, une tour Eiffel, des poules, des fleurs, des lapins : tout un monde, celui du XXe siècle, que Pierre Avezard a traversé dans sa douce campagne de la Loire, avant de s’éteindre paisiblement, en 1992.

Cette histoire d’un homme placé en marge du monde (à l’école, où il n’ira pas longtemps et n’apprendra ni à lire ni à écrire, ses camarades l’appellent « face de vipère » ; à la ferme, les gars n’ont de cesse de lui jouer les tours les plus pendables), et qui se le réapproprie, ce monde, en le reconstruisant dans la beauté de son mouvement et de ses couleurs, a été racontée à plusieurs reprises : des films, et des spectacles qui, déjà, s’appuyaient sur le beau texte écrit par Suzanne Lebeau. Mais ce qui fait tout le prix de ce Petit Pierre-là, c’est la mise en scène imaginée par Maud Hufnagel, une jeune marionnettiste sortie de l’école de Charleville-Mézières en 2002, qui confirme la créativité foisonnante de ce secteur depuis quelques années.

Une mise en scène en totale adéquation avec son sujet et qui, à -chaque représentation, recrée en direct la démarche de Pierre quand, au mitan des années 1930, il commence à bricoler ses objets naïfs - pour distraire ses vaches, au départ ! - avec les bouts de tôle, le fil de fer, les vieux pneus et les pots de peinture récupérés ici ou là.

C’est Maud Hufnagel elle-même (parfois remplacée par Sara Louis) qui la raconte, cette vie, sur le petit plateau, très proche du public, où tout se joue dans un dispositif scénique extraordinaire, fait de plaques d’aluminium offset. Comme Petit Pierre avec ses bouts de métal, la jeune femme dessine sur ces plaques, les plie, les découpe à vue pour en faire sortir les silhouettes des personnages.

D’autres de ces plaques surgissent comme par enchantement, petits tableaux découpés, ou servent de supports à d’autres figurines de métal ou de papier, émergeant de multiples cachettes secrètes - et notamment tout un troupeau de vaches irrésistibles. Oui, tout un monde, tout le monde est là, d’autant plus que les plaques de métal de fond de scène deviennent surface de projection vidéo où s’inscrivent les traces de la « grande » Histoire - rarement le XXe siècle, notamment la guerre et les camps, a été raconté aux enfants de manière aussi juste, sans esquive ni pathos.

Manipulées, ces plaques peuvent encore faire entendre un bruit de tonnerre évocateur de tragédies, ou de tempêtes intérieures. Etonnant spectacle, décidément, où se fondent en un seul geste le fond, la forme, le décor, la narration, la philosophie profonde. Si ce Petit Pierre est si émouvant, c’est qu’il recrée sur scène ce mouvement d’une vie qui, placée sous le sceau de la difformité et de l’exclusion, trouve sa place en ce monde en créant de la beauté à partir de pièces détachées et d’objets mis au rebut. Petit Pierre et Maud Hufnagel l’ont bien employée, la caisse à outils. Petit Pierre de Suzanne Lebeau. Mise en scène et adaptation : Maud Hufnagel et Lucie Nicolas. Avec Maud Hufnagel ou Sara Louis. Théâtre de l’Est parisien, 159, avenue Gambetta, Paris 20e. Mo Saint-Fargeau. Tél. : 01-43-64-80-80. Jusqu’au 5 février. A partir de 7 ans. 10 heures, 14 h 30, 15 heures, 16 h 30 ou 19 h 30, selon les jours. De 8 € (moins de 15 ans) à 23 €. Durée : 50 minutes.

Puis tournée jusqu’à fin avril, à La Garde, La Valette, Castellane, Château-Arnoux, etc.

Fabienne Darge Article paru dans l’édition du 29.01.11