« De l’art brut à la scène : Petit Pierre fait son manège », E pur si muove ! - La marionnette aujourd’hui

C’est cette vie (non pas l’œuvre comme projet ou comme achèvement, mais ce dont elle naît petit à petit) que, sur le texte de Suzanne Lebeau, Maud Hufnagel, narratrice-manipulatrice, raconte sur scène, époque après époque, épisode après épisode, comme élément après élément : celle d’un enfant puis d’un homme « différent », dont le geste de construction relève à la fois, si ce n’est de la survie, tout du moins de l’invention d’un refuge protecteur (l’un des premiers bricolages de Petit Pierre n’est-il pas une échelle amovible pour se préserver, sous le toit de l’étable, un refuge à l’abri des vexations des autres garçons de ferme ?), d’une générosité malicieuse (le don d’un spectacle fascinant, d’abord pour ses vaches si aimées, puis pour les visiteurs du manège) et d’un acte de réappropriation et de participation au monde ; qui élabore, dans le silence de sa quasi-surdité et de son semi-mutisme, dans la semi-solitude entraînée par sa différence physique, mais aussi et surtout dans le plaisir ludique du bon vivant qu’il était, un univers personnel, enfantin et bricolé, « en marge du siècle et du progrès », mais fait de bribes et d’échos de ceux-ci : échos disparates (issus des animaux autour de lui, d’un avion de guerre tombé dans un champ voisin, de monuments vus lors de voyages…) qu’unira sa fascination pour la mécanique et le mouvement.

(…) Sur la scène, dans une très grande proximité avec le public, Maud Hufnagel raconte cette vie comme un conte naïf (et donc par moments cruel). Elle tient le fil de la narration, tout en empruntant par moments les voix et des bribes d’attitudes de tel ou tel personnage. Et au fur et à mesure de son récit, elle aménage et transforme un dispositif scénique fait de plaques d’aluminium offset.

Comme Petit Pierre bricolait ses bouts de métal, et à vue, elle les dessine, les plie, les découpe pour en faire sortir des silhouettes de personnages. Certaines de ces plaques, en fond de scène, deviennent surfaces de projection vidéo, sur lesquelles viennent s’inscrire les traces de la « grande » Histoire. D’autres, manipulées, peuvent parfois bruire, sonores, du tremblement des tragédies du siècle lorsque des images de celles-ci (krach et crise, guerre, occupation et crimes nazis) viennent un temps se fixer sur elles. D’autres encore offrent de petits tableaux découpés, ou deviennent supports pour qu’y soient posées ou aimantées d’autres petites silhouettes métalliques. Entre elles la marionnettiste circule, au fil de son récit qui leur donne vie ; (…)

Par la voix et les gestes de Maud Hufnagel, le récit du temps qui passe - individuel et collectif - se conjoint ainsi, l’air de rien, au geste de la construction : non pas dans la réalisation d’un plan prédéterminé et élaboré, mais à travers la succession et l’accumulation d’éléments disparates, constituant comme par magie une petite somme bricolée et animée : la mémoire d’un siècle au mouvement incessant, la vie, la sensibilité et la poésie d’un vacher difforme et malicieux.

par Christophe Triau, E pur si muove ! - La marionnette aujourd’hui, Unima magazine, n° 6, mars 2008, pp. 10-11.